Un étonnant touriste du XVIIIe siècle à la Pagode de Chanteloup près d’Amboise
Au début du XIXe siècle, François Sébastien Letourneux, ancien ministre de l’Intérieur en 1797/1798, couche sur le papier du manuscrit de ses mémoires le souvenir d’un voyage qu’il fit entre Nantes et Paris entre septembre et octobre 1784. Lors du voyage de retour, il passe par Amboise ; voici ce qu’il écrit :
“A Amboise, nous visitames la superbe maison Chanteloup, d’un luxe plus que royale ; et nous remarquâmes la pagode ou pyramide chinoise ; monument élevé par l’orgueil de Choiseul, pour y transmettre avec la mémoire de sa disgrâce ministériel, les noms de tous les grands qui étaient venus le consoler dans son exil. Le visir y semblait insulter encore un sultan. le marbre blanc et l’or étaient prodigués à la consécration de ces fastueuses inscriptions.”1Source : Texte manuscrit des Mémoires de Letourneux – Collection privée
Manifestement le lieu marqua l’esprit de François Sébastien Letourneux au point qu’il en évoque le souvenir plusieurs décennies après. Il est vrai qu’entre cette visite touristique et la rédaction des mémoires, la Révolution française avait fait basculer la France dans une autre époque et la Pagode pouvait alors symboliser un temps où un ministre en disgrâce pouvait s’offrir un tel caprice architectural. Privilège dont lui-même, également ministre déchu, n’avait put bénéficier.
François Sébastien Letourneux
François Sébastien Letourneux est né près de Nantes à Saint-Julien-de-Concelles, le 3 octobre 1752. Il appartient à une famille de la petite noblesse de robe ; son père, Charles César Letourneux du Plessy étant juriste, avocat, sénéchal du marquisat de Goulaine, du Loroux et de La Chapelle-Basse-Mer. Il devint lui-même avocat à Nantes, au parlement de Bretagne puis procureur général syndic du département de Loire-Inférieure (Loire-Atlantique).
Dès le début de la Révolution, il s’engage dans la Garde Nationale nantaise. En 1793, l’Ouest de la France bascule dans la guerre civile et sa famille va en payer le prix fort puisque sa soeur Catherine et sa mère sont tuées en 1794 lors du passage d’une colonne infernale sur Saint-Julien-de-Concelles2Archives départementales de Loire-Atlantique – Registres clandestins de Saint-Julien-de-Concelles . François Sébastien lui-même échappa à la guillotine, victime d’une guerre civile mais, politique celle là, entre Girondins et Montagnards. Une partie des autorités de la ville de Nantes, dont Letourneux, soutient le maire de la ville, Baco qui, en s’opposant aux décisions Parisiennes des Montagnards alors au pouvoir, s’engage sur la voie du fédéralisme. En juillet 1793, Letourneux est ainsi déclaré Traitre à la Patrie et gagne Paris pour se défendre devant l’Assemblée en août. Par quel miracle échappe-t-il à la prison et à la guillotine ?3Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6309713r/f8.item.r=françois%20sébastien%20letourneux#
Quoiqu’il en soit, la chute de Robespierre et la fin de la révolte Vendéenne en 1796, lui permettent de revenir sur le devant de la scène. En 1797, il devient ministre de l’intérieur. Un poste qu’il occupe jusqu’en 1798 devenant ensuite membre du Conseil des Anciens. Opposé au coup d’état de Bonaparte en novembre 1799, il est alors évincé du pouvoir4Gallica – Commentaire sur le discours prononcé par Cambacérès, à la tête du Sénat conservateur, en présentant à Napoléon Bonaparte le sénatus-consulte dit organique, du 28 floréal an XII, qui proclame ce Corse empereur des Français : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k63036799… Redevenu simple magistrat local, il ne cessera de s’opposer à Napoléon. Il ne connaitra pourtant la chute de ce dernier, puisqu’il décède le 16 septembre 1814.
La pagode de Chanteloup
Ainsi donc, avant de devenir un personnage publique, Letourneux visita cet étrange monument qu’est la Pagode de Chanteloup à Amboise, alors qu’il est âgé de 32 ans et s’offre un voyage sur Paris avec quelques amis. On peut se demander ce qui amena Letourneux à visiter le lieux. En vérité, dès son érection, la pagode connait un vif succès, comme le rappelle Alexandre de Lavergne dans son livre “Châteaux et ruines historiques de France”5Chateaux et ruines historiques de France – Alexandre de Lavergne – Charles Warée éditeur, Paris, 1845 .
“La pagode de M. de Choiseul eut un énorme succès. On venait de Londres, de Vienne, de Berlin, de Pétersbourg même pour la voir. Les kiosques, les boulingrins, les labyrinthes, toutes les importations exotiques étaient effacées par celles-là. Il n’y avait qu’un premier ministre pour avoir une pareille idée.”
Il faut chercher l’origine du monument en 1761, lorsque le duc de Choiseul, premier ministre de Louis XV juste nommé gouverneur de Touraine, achète le domaine de Chanteloup près d’Amboise. C’est dans ce domaine qu’il se retire en 1770 après être tombé en disgrâce. Il entame alors une série de rénovation et d’embellissement du domaine. C’est entre 1775 et 1778, qu’il fait ériger cette pagode que l’on désigne également sous le nom de «Folie du duc de Choiseul» et qu’il tient comme un hommage à ses amis qui lui sont resté fidèles et qui se dresse au pied d’une pièce d’eau en demi-lune prolongée par un canal de 500 mètres de long (aujourd’hui en herbe).
Le monument est l’œuvre de l’architecte Louis-Denis Le Camus, qui c’est inspiré de la pagode chinoise de Kew Gardens à Londres, érigée en 1761 par William Chambers6https://www.bude-orleans.org/dossier-Chanteloup/amboise-choiseul.html. La pagode de Chanteloup, mesure quarante quatre mètres de haut (contre 50m pour celle de Londres) et comporte à sa base un péristyle de 16 colonnes et de sept étages couverts d’une coupole parcourus par un escalier en bois et en pierre (pour le premier étage). La rampe en fer forgé est orné des initiales de Choiseul et Crozat (CC) son épouse.
La décoration extérieure des balcons et des parois est faite de frises, de feuilles d’acanthe et de lauriers représentatifs du style Louis XVI7Bulletin de l’Association des Amis de Chanteloup – N°5, mars 1996.“Au rez-de-chaussée, des caractères chinois représentent les mots Amitié et Reconnaissance. Sur les murs du premier étage, des plaques de marbre portaient les noms des visiteurs de Chanteloup. L’abbé Barthélémy avait composé le texte d’une inscription: “Etienne François, duc de Choiseul, pénétré des témoignages d’amitié, de bonté, d’attention dont il fut honoré pendant son exil par un grand nombre de personnes empressées de se rendre en ces lieux, a fait élever ce monument pour éterniser sa reconnaissance.” “8https://www.bude-orleans.org/dossier-Chanteloup/amboise-choiseul.html
“Une anecdote peu connue se rattache à la construction de cette belle pyramide. Lorsque le dos de Choiseul fut exilé à Chanteloup, il acheta du marquis d’Effiat la terre de Cinq-Mars, et la donna au duc de Luines en échange de la Bourdaisière; mais cet échange cachait un sentiment puéril de vengeance contre son rival et son ennemi, le duc d’Aiguillon , possesseur du château de Verelz, situé vis-à-vis la Bourdaisière. Son unique but, en acquérant ce manoir, était, s’il faut en croire la chronique, de le démolir pour priver Veretz d’une perspective agréable. Il se donna ce malin plaisir en faisant raser la villa du duc de Lulncs, dont les matériaux lui servirent à élever la pagode de Chanteloup.”
Après le décès de Choiseul en 1785, le domaine devient, le 20 juillet 178610DICTIONNAIRE GÉOGRAPHIQUE HISTORIQUE ET BIOGRAPHIQUE D’INDRE – ET- LOIRE ET DE L’ANCIENNE PROVINCE DE TOURAINE PAR J.-X. CARRÉ DE BUSSEROLLE – Tours, 1874 – p110, propriété du Duc de Penthièvre, Louis Jean Marie de Bourbon (1725-1793). Confisqué comme bien d’émigrés sous la Révolution, le château et le domaine, dont la pagode, sont vendu en 1798 pour la somme de 234 034 livres à Guillaume Michel Barbier Dufay, chef d’escadron au 13e régiment de Chasseurs à cheval. Mais, le nouveau propriétaire ruine les lieux ; privant le château de ses ornements, grilles, balcons, cheminées et boiseries ; ravageant le jardin. Mais en 1802, le bien est à nouveau saisi, l’acheteur ne s’étant toujours pas acquitté de la somme due pour la vente. L’ensemble est alors acquit par Jean Antoine Chaptal, le célèbre savant et… ministre de l’Intérieur de Napoléon (qui devient ainsi Comte de Chanteloup). Mais, devant faire faire à des difficultés financières, Chaptal se sépare du château en 1823, le cédant à des hommes d’affaire qui en seulement quelques semaines détruisirent pierre par pierre ce qui était considéré comme un des plus beaux châteaux de Touraine11Bulletin de l’Association des Amis de Chanteloup – N°5, mars 1996.
Quant à la pagode, elle avait déjà été vendu avant le château avec une partie du domaine à Louis-Philippe d’Orléans, futur roi de France. Elle échappe ainsi à la destruction dont fut victime le château.
La pagode a été restaurée entre 1908-1910 sous la direction de l’architecte et ingénieur René Édouard André, puis classée aux Monuments Historiques par étape entre 1937 et 199412Base Mérimée : https://www.pop.culture.gouv.fr/notice/merimee/PA00097507.
De nos jours, la Pagode se visite et est toujours un étonnant lieu de promenade, faible échos de la splendeur disparue du château de Chanteloup mais, qui continue encore à nous émerveiller.
Sources :
Site de la Pagode de Chanteloup
Pour aller plus loin :
Notes
- 1Source : Texte manuscrit des Mémoires de Letourneux – Collection privée
- 2Archives départementales de Loire-Atlantique – Registres clandestins de Saint-Julien-de-Concelles
- 3Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6309713r/f8.item.r=françois%20sébastien%20letourneux#
- 4Gallica – Commentaire sur le discours prononcé par Cambacérès, à la tête du Sénat conservateur, en présentant à Napoléon Bonaparte le sénatus-consulte dit organique, du 28 floréal an XII, qui proclame ce Corse empereur des Français : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k63036799
- 5Chateaux et ruines historiques de France – Alexandre de Lavergne – Charles Warée éditeur, Paris, 1845
- 6https://www.bude-orleans.org/dossier-Chanteloup/amboise-choiseul.html
- 7Bulletin de l’Association des Amis de Chanteloup – N°5, mars 1996
- 8https://www.bude-orleans.org/dossier-Chanteloup/amboise-choiseul.html
- 9“Mosaïque de l’ouest et du centre” sous la direction de M.Emile Sauveste – Année 1846-1847 – Blois, Felis Jahyer Imprimeur-Editeur
- 10DICTIONNAIRE GÉOGRAPHIQUE HISTORIQUE ET BIOGRAPHIQUE D’INDRE – ET- LOIRE ET DE L’ANCIENNE PROVINCE DE TOURAINE PAR J.-X. CARRÉ DE BUSSEROLLE – Tours, 1874 – p110
- 11Bulletin de l’Association des Amis de Chanteloup – N°5, mars 1996
- 12Base Mérimée : https://www.pop.culture.gouv.fr/notice/merimee/PA00097507