Anne Dieuleveult, une flibustière bretonne
Dans ma série de biographies féminines, je voulais vous raconter la vie d’une « badass », donc en parcourant Internet j’ai opté pour une pirate originaire de Bretagne : Anne Dieu-le-Veult, femme volontaire obtenant toujours ce qu’elle souhaitait tout comme Dieu, son surnom fut ainsi vite trouvé ! Exilée sur l’île de la Tortue suite à une jeunesse de débauches ou envoyée comme “fille du Roy” avec dot, veuve deux fois ; elle défia le tueur de son dernier époux en duel, un célèbre corsaire. Il la trouva si extraordinaire qu’il l’épousa ! Alors que d’habitude, par superstition, avoir une femme à bord était mal vu, elle au contraire était la mascotte sur le navire de son époux avec lequel elle écuma les mers des Caraïbes en tenues féminines et non pas comme d’autres célèbres pirates travesties en homme telles Anne Bonny ou Mary Read. Sa présence à bord du navire était synonyme d’expédition réussie ! Elle accomplissait toutes les tâches incombant à un membre d’équipage et recevait sa part comme les autres. Ils abordèrent les navires ou attaquèrent des villes sur les notes de musique jouées par l’orchestre embarqué avec eux ! En voulant aborder un navire espagnol, son époux décéda emporté par un boulet de canon, elle prit sa place comme commandant de bord, malgré son courage et celui de son équipe submergés par le nombre ils furent capturés et emmenés à Veracruz pour être jugés ! Ceci est la légende, digne d’un film hollywoodien avec Errol Flynn et Maureen O’ Hara !
Voici maintenant un biographie plus réaliste, même s’il est très difficile de dénouer le mythe de la réalité historique… Tout d’abord, pour mieux comprendre la vie de notre héroïne une petite page d’histoire s’impose. L’île de la Tortue a fait rêver nombre d’entre nous avec ses histoires de pirates, corsaires, flibustiers et boucaniers. Découverte par Christophe Colomb, c’était une île boisée des Caraïbes proche de Saint-Domingue et des voies de navigation entre l’Europe et les Amériques. Avec de nombreuses anses abritées à l’ouest favorisant les mouillages de navires, et à l’abri des ouragans, ses richesses furent surexploitées par les Espagnols qui la délaissèrent au début du XVIIe siècle. Dans une période où les Anglais, les Néerlandais et les Français voulaient se tailler une partie des profits venant des Antilles et l’Amérique Centrale, la solution privilégiée fut la flibuste pour permettre de piller le commerce espagnol et déstabiliser son hégémonie. Le flibustier était entre le pirate et le corsaire se targuant de temps à autre d’avoir une commission des autorités royales. Par de courts raids sur les navires esseulés des flottes espagnoles de retour en Europe, ils s’enrichissaient facilement pour pouvoir vivre comme des rois jusqu’à devoir de nouveau recommencer. Enhardis, les flibustiers firent même des raids sur des villes pour les mettre à sac et emmener des prisonniers en otage échangés contre fortes rançons ou transformés en esclaves. Quant aux boucaniers, ils vivaient de la chasse du bœuf ou du cochon sauvage emmenés par les premiers espagnols et fort bien adaptés au point de pulluler, ils fumaient la viande qu’ils pouvaient commercer ensuite avec les flibustiers. Lorsque les Espagnols, espérant ainsi réduire les raids les expulsèrent avec les flibustiers de l’île de la Tortue, ils se réfugièrent sur Hispaniola (pour information près de la moitié de l’île devint Saint-Domingue puis Haïti, l’autre resta aux Espagnols jusqu’à la création de la République Dominicaine). L’histoire des boucaniers et des flibustiers est intimement liée, c’était des engagés, des marins déserteurs, des naufragés, d’anciens colons, des prisonniers de raids devenus esclaves ayant racheté leur liberté, des huguenots fuyant les persécutions religieuses … Un flibustier pouvait être un temps boucanier et vice-versa. Ils constituèrent une organisations appelés les frères de la Côte, avec un code de quasi égalité entre eux et une compensation en argent ou en esclaves selon les blessures reçus au combat.. L’esclave, au départ souvent un prisonnier blanc, pouvait acheter sa liberté par plusieurs années de labeur. Leurs plus grandes heures furent le XVIIe siècle mais leur prospérité fluctuait selon les guerres et les traités européens pouvant modifier les alliances. Les années 1680 furent leur âge d’or profitant de la guerre de Neuf ans ou celle de succession d’Espagne. Ils furent reconnus par la France en 1665 ; en effet Louis XIV nomma Bertrand d’ Ogeron gouverneur “de l’isle de la Tortue et Coste Saint Domingue“. Ce fut le début de la colonisation de Saint-Domingue par le transport de centaines d’engagés qui en échange du voyage devaient travailler trois ans pour la France. Petit à petit, les gouverneurs désarmèrent les flibustiers et boucaniers pour développer les plantations de sucre, faisant ainsi la richesse de l’île à partir du début du XVIIIè siècle. De par une main-d’œuvre d’esclaves noirs rapportés d’Afrique, l’île devint le premier producteur mondial de sucre. Avec le traité de Ryswick en 1697 concluant la fin de la guerre de succession d’Espagne, l’île fut définitivement coupée en deux, les Espagnols laissant à la France Saint-Domingue. Toutefois, rappelons que beaucoup de destins hors du commun des Caraïbes se firent au détriment d’autochtones massacrés, et part des enlèvements de populations civiles, d’esclaves arrachés à leur Afrique natale…
Donc pour revenir à notre héroïne, Anne ou Anne Marie, Dieuleveult est réellement son patronyme et est née à Gourin en Bretagne le 28 août 1661 sous le prénom Marie, fille de Guillaume, notable sieur de Beauvais, et de Renée du Bothon ; et petite-fille de René de Bothon écuyer, seigneur du Stangier. Ses parents eurent aussi une “Maris Anne” Dieuleveult baptisée le 2 juillet 1654 à Carhaix-Plouguerque. Certains généalogistes considèrent cette dernière comme la flibustière. Elle épousa vers 1684, Pierre Le Long écuyer, certains disent au Cap, d’autres en Bretagne. Cela change un peu la donne, car si le mariage fut célébré en Bretagne, nous sommes dans le contexte d’un retour au pays d’un homme ayant réussi et cherchant à réaliser un beau mariage. Si le mariage eut lieu aux Antilles, deux options s’offrent à nous :
- soit Anne eut une jeunesse dissolue, et la France n’avait eu aucun scrupule à envoyer par bateaux entiers les filles de mauvaise vie,
- soit c’était une de ces “filles du Roy” de bonne famille que d’Ogeron fit venir avec une petite dot, pour aider au peuplement de Saint-Domingue.
Revenons à Pierre Lelong, dit la Taille il était flibustier de l’Île de la Tortue qu’il quitta en 1670, avec sous ses ordres douze autres boucaniers et flibustiers pour créer le quartier du Cap à St Domingue. Il s’enrichit et devint un des plus grands propriétaires à la petite Anse sur la rive droite de la rivière du Haut-du-Cap en cultivant le manioc et le coton. Par ordre royal, il devint premier commandant de ce quartier. On le disait “patient, tenace et énergique” et “généreux envers les humbles“. Il était propriétaire de trois maisons lors de son mariage avec Anne Dieuleveult, donc comme écrit précédemment un très beau parti. En février 1688, à Morlaix en Bretagne, Anne donna naissance à une fille. Pierre LeLong écuyer est noté : “estant à présent aux isles de la Mérique”. Pierre Lelong mourut, lors d’une rixe semble-t-il le 15 juillet 1690 à Saint-Domingue. Anne Dieuleveult épousa l’année suivante Joseph Cherel, boucanier, dont elle eut un fils Jean-François en 1692. Pierre décéda en juin 1693, parait-il encore une fois dans une rixe !
“la dame de Graff était une française (…) elle se nommait Anne Dieu-le-veut, et c’était une de ces héroïnes, dont j’ai dit que la colonie de Saint Domingue produisait dans les commencements un assez bon nombre. Un jour qu’elle prétendit avait reçu quelques injures du Sieur du Graff, elle alla le pistolet à la main pour en tirer raison ; cette action lui parut belle, et jugeant l’amazone digne de lui, il en fit sa femme”.
Les historiens disent aussi qu’il devint gouverneur de l’Île-à-Vache, petite île au sud d’Haïti. Dans une lettre de Charles d’Auger gouverneur de Saint-Domingue en 1704, il est dit que “Le Sieur De Graff est mort” , et déjà sa succession fut âpre, un sieur de la Grange contestant la légitimité de la naissance de sa fille. Selon un inventaire après décès, il possédait pour 190 000 livres de biens dont une sucrerie au quartier Morin avec cinq chaudières et plus de 120 esclaves.
En fait, peu de documents mentionnent Anne comme flibustière. Il est dit qu’elle s’était mariée au Cap le 23 mars 1693 avec le flibustier Laurent Baldran de Graff, et s’établit avec lui à La Tortue. Et que donc, en 1695, lors de l’invasion anglo-espagnole, après une résistance acharnée selon la légende, elle fut capturée avec ses enfants et resta prisonnière pendant trois ans dans la ville de Saint-Domingue. Elle aurait été une captive difficile d’après les récits de l’époque. Il faudra plusieurs interventions de la France, notamment de Ducasse le 26 novembre 1699, et de Monsieur d’Harcourt le 16 septembre 1698 qui ont interjeté auprès des Espagnols, pour que bien après la paix, elle soit libérée avec sa progéniture. On sait qu’après le décès de De Graff, le 24 mai 1704, elle et ses enfants entrèrent en possession de la succession le 9 décembre 1705. Pour faire valoir ses droits, elle demanda l’exécution d’un arrêt la maintenant dans la possession de ses biens le 19 mai 1706. Une de ses filles fut en négociation financière difficile avec elle entre 1706 et 1707, lui réclamant 400 barils de sucre. La dernière fois que l’on entendit parler d’elle ce fut en 1708 lors d’une querelle de rue à Saint-Domingue où pour une question d’argent assez minime elle attaqua à coup de balai le chevalier de Gallifet et le traitant de “chien“, de “rouge“, (insulte locale désignant les premiers habitants de l’île). Il riposta à coup de canne, et il est dit que la bagarre resta indécise… Est-ce vraiment pour une histoire d’argent ? car en 1697 Joseph Donon de Galliffet remplaça de Graff comme commandant du Cap. Marie-Anne Dieuleveult décéda le 12 janvier 1710 à Saint-Domingue. Était-ce réellement une flibustière ? Elle a pu accompagner son époux une ou deux fois pour quelques courses au large. Son caractère sembla c’est sûr très trempé !
Notre flibustière eut comme descendance :
Avec Pierre Lelong
- Marie Marguerite Lelong ondoyée le 16 février 1688 à Morlaix, baptisée en mars 1688 paroisse Saint Mélaine. Son parrain était Yves Seigneur marquis de Goesbriand, maréchal des camps et armées du Roi, gouverneur au château du Taureau. Elle épousa le premier décembre 1704 au Cap-Français après un contrat de mariage du 26 novembre 1704 lui donnant une dot de 40 000 écus, Alexis-Louis de Saint-Hermine enseigne de vaisseau né à Sireuil en Angoumois. Revenant de Saint-Domingue avec sa jeune femme sur la Thétis commandée par le Chevalier de Saujon, il fut tué le 25 février 1705 lors du combat navale engagé lors de l’attaque par le HMS Exeter près des côtes Anglaises. Sa veuve Marie Marguerite blessée, fut faite prisonnière des Anglais et emmenée à Plymouth. Elle fut quelques mois plus tard échangée contre des prisonniers anglais et arriva à La Rochelle. Elle se remaria avec Balthazar le Silleur de Sougé, lieutenant de vaisseau, capitaine d’une compagnie franche du détachement de la Marine à Rochefort, chevalier de Saint-Louis. Le 8 mai 1707 Balthazar Le Silleur demanda l’autorisation au ministre de la Marine de partir pour Saint-Domingue régler les affaires de sa femme. C’est-à-dire récupérer la dot reçue de son premier mariage avec de Saint-Hermine le 30 juin 1706. ll est écrit : “Le Roy ayant bien voulu accorder à Mme de Saint-Hermine une préférence pour le chargement de 3 à 400 barils de sucre que la dame de Graff sa mère doit lui envoyer pour aider à la dédommager de la perte qu’elle a subie par la prise de La Thétis”. Le 25 mai 1707, le Roi, ayant reçu la lettre du Sieur de Sougé du 8, évoque “les soupçons peut-être un peu trop justes que vous avez sur les intentions de Mme de Graffe à votre égard et la nécessité où vous êtes de passer à Saint-Domingue pour régler vos intérêts avec elle”. En novembre 1710 M. de Sougé était de nouveau à Saint-Domingue “pour les affaires de la succession de feu Mme de Graffe” . Le procès “de M. de Sougé avec les enfants de Madame de Graffe” semble se terminer en 1712. Balthazar Louis Le Silleur mourut le 16 février 1713 au Cap Français . Mais en 1730 sa veuve née Lelong se plaignit du fait de ne pas obtenir les bénéfices situés à Saint-Domingue de son héritage paternel. En effet “ses frère et sœur de mère en jouissent à sa place alors qu’en son temps sa mère et ses demi frère et sœur avait perdu le procès”. La dernière trace de cette succession plus que compliquée est un arrêt du 19 novembre 1732, qui “casse et annule l’ordonnance rendue par les gouverneur et intendant de Saint-Domingue le 6 juin 1732 en faveur du sieur Dutot et de sa femme, Marie Catherine de Graffe, contre Marie Marguerite Yvonne Le Long, veuve en premières noces d’Alexis de Sainte-Hermine et en secondes de Balthazar Louis Le Filleur de Sougé, pour fait d’hérédité, et qui renvoie les parties à se pourvoir ainsi que de droit.”
De son mariage avec Joseph Cherel, Anne de Dieuleveult eut :
- Jean François Cherel, qui décéda avant 1732 en laissant un fils unique mineur.
Avec Laurent Baldran du Graff, elle eut :
- Catherine en mai 1694 au Cap Français. D’après sa demi-sœur, Catherine eut une vie dissolue. Est-ce vrai ? La légende et plusieurs témoignages de l’époque disent : “Sa fille, digne héritière, restera connue pour avoir défié un homme en duel” , “La fille d’Anne de Dieu-le-Veult valait sa mère ; elle provoqua en duel un jeune homme dont elle n’agréait pas la cour”. Était-ce une affaire d’héritage ? En tout cas il est indiqué: ” Après 1710 Mme de Songé expose au ministre que sa mère étant morte en cette année avait confié sa seconde fille à Mme de Charrite, femme du commandant du quartier du Cap. Mais la jeune fille n’a point voulu aller avec sa protectrice, et a pris une maison dans le bourg du Cap où elle fait dépense considérable avec gens de mauvais commerce” . Sa demi-sœur demanda même une lettre de cachet pour faire revenir sa sœur cadette en France ! Deux courriers attestent cette demande. Le premier est une lettre du Roi : “A monsieur Mithon au sujet de la conduite tenue au Cap Français par mademoiselle de Graff et de son éventuel retour en France auprès de sa sœur madame de Sougé” ; Le second courier : “A monsieur de Beauharnais sur le même sujet “(6 février 1711). Est-ce par crainte de tomber sous le joug de sa sœur ? Ou par amour ? En tout cas Catherine du Graff épousa le 27 décembre 1711 au Cap Abraham de Beaunay seigneur du Tot noble normand juste arrivé sur Saint-Domingue pour créer une affaire de commerce. Ils habitèrent au “Morne Pelé“. Ils eurent deux fils dont Abraham lieutenant de la Compagnie d’infanterie de l’île, major au Cap, capitaine de frégate et chevalier de l’Ordre de Saint-Louis. Veuve en 1736, Catherine meurt en 1762.
Pour aller plus loin :
Grâce à Gallica, au Archives nationales d’outre-mer et aux publications en ligne de Généalogie et histoire de la Caraïbe , j’ai pu essayer de démêler l’histoire de la légende. Mais aussi :
- Biographie universelle ancienne et moderne, ou histoire, par ordre alphabétique, de la vie publique et privée de tous les hommes qui se sont fait remarquer par leurs écrits, leurs actions, leurs talents, leurs vertus ou leurs crimes Ouvrage entièrement neuf, rédigé par une société de gens de lettres et de savants . A Paris -chez Michaud frères, 1817 (Gallica)
- Histoire de l’Isle espagnole ou de S. Domingue. T2 / , écrite particulièrement sur des mémoires manuscrits du P. Jean-Baptiste Le Pers, jésuite, missionnaire à Saint-Domingue, et sur les pièces originales qui se conservent au Dépôt de la Marine, par le P. Pierre-François-Xavier de Charlevoix,… – 1730-1731. (Gallica)
- Saint-Domingue; La société et la vie créoles sous l’ancien régime (1629-1789), par Pierre de Vaissière, (…) (Manioc)