Rosa Bonheur, peintre des animaux
Rosa Bonheur dans son atelier, par George Achille-Fould -Musée des Beaux-Arts – Bordeaux (Public domain via Wikipédia)
Pourtant en consultant les dictionnaires on se rend compte qu’il est fait peu de cas des célébrités féminines du passé, les anthologies de peinture ont notamment longtemps péché dans ce domaine. Il était souvent reproché aux artistes peintres féminines leur extrême délicatesse, et aussi de voir la peinture uniquement comme un charmant passe-temps au même niveau que des travaux de broderie ! Quelques-unes trouvaient grâce à leurs yeux et ont franchi l’épreuve du temps telle l’impressionniste Berthe Morisot ; d’autres furent redécouvertes ; mais certaines eurent une gloire de leur vivant et sont presque oubliées aujourd’hui. C’est le cas de Rosa Bonheur, considérée de son vivant internationalement comme la plus grande peintre animalière. Théophile Gautier disait d’elle à l’époque : « Nous avons toujours professé une sincère estime pour le talent de mademoiselle Rosa Bonheur, avec elle, il n’y a pas besoin de galanterie ; elle fait de l’art sérieusement, et on peut la traiter en homme.« . (Sic) Rosa est née à Bordeaux sous le prénom de Marie-Rosalie le 16 mars 1822 au 29 rue Saint-Jean-Saint-Seurin. Sa mère Sophie née sous le patronyme Marquis en 1797 à Altona devient la pupille de Jean-Baptiste Dublan de Lahet, alors ancien page du roi en exil. Sophie découvrira très tardivement qu’il est son vrai père. Jeune fille, elle tombe amoureuse de son jeune professeur de dessin, Raymond Bonheur qui, ne pouvant vivre de son art, avait pris cette activité. Elle l’épouse et ils ont trois autres enfants en plus de Rosa, dont Auguste et Isidore nés respectivement en 1824 et 1827. Peu fortuné, mais fréquentant les cercles intellectuels et artistiques de Bordeaux son père espérant trouver une gloire à Paris quitte Bordeaux en 1829. Rosa qui est alors une petite fille vive et espiègle passe avec sa mère et ses deux frères une année auprès Jean-Baptiste Dublan de Lahet au château Grimont à Quinsac commune rurale. Rosa dit de cette époque : « Je vois encore l’empressement avec lequel je courais au pré où l’on menait paître les bœufs. Ils ont failli me corner bien des fois, ne se doutant pas que la petite fille qu’ils poursuivaient devait passer sa vie à faire admirer la beauté de leur pelage.J’avais pour les étables un goût plus irrésistible que jamais courtisan pour les antichambres royales ou impériales. Vous ne sauriez vous douter du plaisir que j’éprouvais de me sentir lécher la tête par quelque excellente vache que l’on était en train de traire« .
Rosa Bonheur à 4 ans par Raymond Bonheur (Collection privée)
Toutefois Sophie et ses enfants rejoignent l’année suivante Raymond Bonheur à Paris, une seconde fille Joséphine Marie naît la même année. Mais c’est une période très agitée à Paris, car après les émeutes des Trois Glorieuses mettant un terme à la Restauration, c’est l’arrivée de la Monarchie de Juillet avec le couronnement de Louis-Philippe. Raymond, suite à sa rencontre avec Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, est adepte du Saint-simonisme, et lors de la mainmise de ce mouvement par Barthélémy Prosper Enfantin, il suit « père Enfantin » et délaisse sa famille pour s’installer dans « le couvent de Ménilmontant « en juin 1832 (au moment de l’insurrection Républicaine ayant inspirés les compagnons de l’ABC dans les Misérables d’Hugo). Le célibat est obligatoire, les femmes ne sont pas admises sauf pour de rares visites familiales. En août 1832, les dirigeants de ce mouvement sont traînés devant les tribunaux. Enfantin s’y présente accompagné de quarante jeunes filles en costume blanc (dont Rosa peu enchantée d’en faire partie) et se fait défendre par deux jeunes femmes. Père Enfantin condamné à un an de prison est emprisonné jusqu’en juillet 1833 et le mouvement est dissous. Peu à peu ses adeptes quittent Ménilmontant. C’est ce que fait Raymond afin de subvenir aux besoins de ses enfants. En effet, lors de l’abandon du domicile familial de Raymond et suite au décès du grand-père maternel, Sophie n’étant pas une enfant reconnue n’hérite de rien et se retrouve sans ressources. Elle s’épuise à nourrir ses enfants par les quelques emplois qu’elle trouve en tant que pianiste mais aussi par des travaux d’aiguille. Elle meurt en août 1833, et comme la famille est sans ressources, elle est enterrée en fosse commune.
Raymond Bonheur- lithographie par Soulange-Teissier (Bibliothèque municipale de Bordeaux- domaine public)
Vers 17 ans, elle s’intéresse aux animaux et part avec son attirail pour franchir les barrières de Paris et atteindre la campagne pour peindre. A la même période, elle transforme le balcon de leur appartement parisien situé au sixième étage dans la rue Rumford en jardin luxuriant ; et y installe pendant deux ans un mouton qu’elle a le loisir de reproduire de multiples fois. Elle va aussi régulièrement à l’abattoir du Roule pour étudier l’anatomie des animaux. Pour pouvoir se mouvoir librement, et par soucis de praticité elle demande une autorisation pour porter le pantalon à la préfecture de Paris. Les vêtements féminins de l’époque avec leurs jupons et crinoline étaient « une gêne de tous les instants « , elle s’habille en pantalon et petit gilet dit à « la bretonne« , et elle se coupe aussi les cheveux. Rosa, de par ses talents, concourt et participe au Salon officiel de 1841 avec deux tableaux dont le dénommé « deux lapins« .
Par fidélité pour sa mère si adorée Rosa apprécie peu le remariage en 1842 de son père avec Marguerite Picart veuve Peyrol ; mais aussi par souci de tranquillité et forte de ses succès, elle achète un petit cottage rue d’Assas et s’installe avec Nathalie Micas. Rosa et Nathalie sont de grandes amies depuis respectivement leurs 15 et 13 ans lorsque Raymond, suite à la commande des parents de Nathalie, avait peint en 1837 le portrait de cette jeune fille délicate. La famille Micas est un second foyer pour Rosa, et la mère de Nathalie participe au financement de cette demeure. Nathalie Micas sera son âme sœur et restera toujours à a ses côtés jusqu’à sa mort. Rosa comme elle le dit elle-même, refuse nombre de soupirants, préférant rester « vierge et célibataire pour se consacrer à l’art ». L’étage de cette maison est transformé en atelier, cette pièce aux murs tendus de velours fait aussi office de salon le vendredi où nombre d’admirateurs et commanditaires se pressent. Au début de sa carrière, Rosa peut profiter du soutien des ex-coreligionnaires de son père comme le banquier Eichta qui achètent ses premiers œuvres.
Rosa fait de nombreux voyages dans le Cantal lui inspirant ainsi nombre de tableaux et esquisses. Elle obtient une médaille de troisième classe (et un vase de Sèvres !) au Salon de 1848 pour « Bœufs et Taureaux, race du Cantal« , tableau rapidement acheté et expédié outre-Manche. Suite à ce prix, elle reçoit également une commande de l’État pour la coquette somme de 3 000 Francs afin de réaliser un tableau agraire. Rosa s’étant liée d’amitié avec la famille de Camille-François Mathieu, un riche éleveur bovin amateur d’art est souvent invitée dans leur château de la Cave dans le Nivernais, c’est là qu’elle réalisera sa commande « labourage Nivernais« . Ce tableau loué par la critique et initialement destiné au musée de Lyon, entre en fait au Luxembourg en 1849, ce qui est plus qu’un grand honneur !
Cette même année, son père meurt le 23 mars, selon Eugène de Mirecourt semble-t-il victime de l’épidémie de choléra sévissant à Paris. Depuis le 23 juin 1848, il était directeur de l’école communal de dessin pour jeunes filles fondée par Mme Frère de Montizon située rue Dupuytren. Rosa en prend officiellement la succession, l’école devient « école Impériale gratuite de dessin pour les demoiselles » mais c’est en fait sa sœur aussi peintre devenue en 1852, l’épouse de François Hyppolyte Peyrol fabricant de bronze qui en assure les rênes jusqu’à la démission effective de Rosa en 1860. Durant toutes ces années Rosa vient toutefois hebdomadairement inspecter le travail des élèves. elle est attendue avec impatience et fébrilité malgré la sévérité de ses critiques. Son frère Auguste Bonheur achète en 1864 l’ancien presbytère de Magny-les-Hameaux qui avait été précédemment aménagé en atelier par le peintre animalier Bascassat. Auguste, Isidore et Juliette y travaillent, pendant un certain temps. Rosa leur laisse des commandes ; et malgré le fait qu’elle soit une excellente sculptrice animalière, elle délaisse les bronzes pour permettre à son frère Isidore de s’y faire un nom.
Suite au Salon de 1853, le ministre de l’Intérieur le Duc de Morny lui passe une première commande officielle, « la fenaison en Auvergne » pour la somme de 20 000 francs, œuvre livrée en 1855 qui restera au Luxembourg jusqu’en 1878 pour ensuite rejoindre définitivement le musée de Fontainebleau. Parallèlement, dès 1851, elle travaille sur une œuvre de grandes dimensions « Le marché aux chevaux » qui lui permet d’obtenir la reconnaissance de ses pairs et de la critique et ainsi rencontrer le marchand belge installé à Londres, Ernest Gambart. Il devient son agent lui permettant de se faire connaitre en Belgique, puis en Angleterre, et aussi aux Etats-Unis. Gambart lui achète ce tableau pour 40 000 francs. Il le revend pour 268 500 francs à un américain, et suite à un don de Cornelius Vanderbilt en 1887, cette œuvre se trouve aujourd’hui conservée au Metropolitan Museum of Art de New York. Nombreux furent les jeunes artistes américains à la fin du XIX à copier ce tableau. Le succès outre-Atlantique de Rosa est si important, qu’une poupée la représentant remporte un immense succès. Infatigable voyageuse parcourant la campagnes française, mais aussi l’Espagne ainsi que les Highlands écossais, elle fait aussi des tournées internationales en 1854 où elle rencontre la reine Victoria.
Elle n’expose plus au Salon, ne travaillant plus que sur commande, mais participe tout de même aux Expositions universelles. Avec les grands travaux haussmanniens et l’extension ininterrompue de Paris, et pour fuir aussi les mondanités et les visites incessantes dans son atelier parisien, elle achète en 1860 à la lisière de la forêt de Fontainebleau et à 2 heures et demi par train de la capitale, le château de By près de Thomery. Elle y établit son atelier et agrandit sa ménagerie « Un de mes amis, le comte d’Armaillé, voulut bien se charger de me trouver une maison qui fût placée loin du bruit et dans les conditions d’isolement où je pourrais à ma guise vivre la vie des bois et des champs. Il découvrit auprès de Fontainebleau cette propriété« . (Le château de By depuis peu restauré est ouvert à la visite avec chambres d’hôte). Elle reçoit un véritable succès à l’exposition Universelle de Londres en 1862, ainsi qu’une multitude d’honneurs. En effet, en 1865, elle est la première femme artiste à recevoir les insignes de chevalier de la Légion d’honneur des mains de l’impératrice Eugénie qui s’était spécialement déplacée à son atelier de Thomery pour la lui remettre : » Vous voilà chevalier, je suis heureuse d’être la marraine de la première femme artiste qui reçoive cette haute distinction » seront les mots de l’impératrice. Dans une ode dédiée à cette dernière Théophile Gautier dira :
« L’enthousiasme y met sa flamme Sans en altérer la douceurSi le génie est une femme,Vous lui dites : « Venez, ma sœur ! »Je mettrai sur vous cette gloireQui fait les hommes radieuxCe ruban teint par la victoire,Pourpre humaine digne des dieux ! Et votre main d’où tout ruisselle,Sur le sein de Rosa BonheurAllumant la rouge étincelle,Fait jaillir l’astre de l’Honneur ! »
La même année, elle recevra aussi la croix de San Carlos du Mexique de l‘empereur Maximilien, elle est reçue membre de l’académie d’Anvers en 1867, commandeur de l’ordre de d’Isabelle la Catholique, elle reçoit aussi la croix de Léopold… Elle envoie une dizaine d’œuvres à l‘exposition Universelle de Paris en 1867. Durant le siège de Paris, le prince royal du Prusse ordonna que l’on prenne grand soin de sa maison atelier de By, mais elle refuse toute faveur de l’occupant Prussien et aide la population locale subissant les affres de cette période de disette. N’ayant plus la protection bienveillante des autorités depuis la chute du Second Empire, Rosa cherche un second souffle même si elle connaît toujours un immense succès à l’étranger. En 1873, grâce au directeur du cirque d’Hiver de Paris, elle approche des fauves dont une lionne prénommée Pierrette qu’elle aura grand plaisir à peindre et possédera pendant un temps un couple de jeunes lions dans sa ménagerie de By diversifiant ainsi ses sujets d’étude. A partir de 1880 elle s’installe tous les hivers dans la demeure l’Africaine à Nice de son ami et agent Gambart. En effet la santé de son amie Nathalie est chancelante, Rosa en profite pour y peindre de nombreuses toiles. Le 24 juin 1889, Nathalie Micas meurt plongeant Rosa dans un profond désarroi. Cette même année Rosa rencontre le célèbre Buffalo Bill et la troupe de son Wild West Show venus à Paris pour l’exposition Universelle. Elle réalise de nombreux croquis des Sioux présents dans cette troupe. Elle fait venir Buffalo Bill dans son château de By pour réaliser le portrait équestre de cet ancien héro de Far West. En échange, il lui offre une panoplie de Sioux toujours conservée à By. Le portrait de Buffalo Bill fut reproduit en affichettes et cartes postales. Lors d’une rencontre entre les deux, la peintre américaine, Anna Klumpke sert d’interprète, et suite à cette rencontre, les deux femmes correspondent pendant dix ans.
En 1899, Rosa Bonheur envoie de nouveaux des œuvres au salon officiel afin de montrer qu’elle n’avait rien perdu de son talent. Mais à la suite d’une promenade en forêt, elle contracte une congestion pulmonaire et meurt le 25 mai au château de By. Elle est enterrée au Père Lachaise dans la concession de la famille Micas. Son convoi funéraire est accompagné d’une foule voulante lui rendre un dernier hommage. Dans son testament, elle dit : « je donne et lègue à Mlle Anna-Elizabeth Klumpke, ma compagne et collègue peintre et mon amie, tout ce que je posséderai au jour de mon décès, l’instituant ma légataire universelle. » La famille déshéritée intente un procès pour captation d’héritage. Un accord intervint, Anna garde la demeure et la famille peut vendre les tableaux. En quelques jours plus de 2 000 œuvres sont mises sur le marchés. Anna Klumpke en rachète un bon nombre dont La Foulaison, grande œuvre inachevée de l’artiste qui peut ainsi regagner l’atelier de By. Cette grande vente publique provoque la chute de la cote de Rosa Bonheur, et plonge son nom et son œuvre dans un long oubli, et cela malgré les efforts d’Anna qui créera un prix Rosa en 1908. Anna publie la biographie en français et en anglais : « Rosa Bonheur, sa vie son œuvre« , tout en poursuivant parallèlement sa carrière d’artiste peintre des deux côtés de l’Atlantique jusqu’à sa mort en 1942. Ses cendres furent déposées au côté de Rosa Bonheur dans le caveau de la famille Micas.
Rosa, de par l’imprégnation du saint-simonisme et aussi d’une grande observation croyait à l’âme animale et voulait les reproduire avec empathie dans leurs exactes apparences et expressions non humanisées. L’être humain n’était pas absent de ces compositions, mais il tenait toujours un rôle de second plan. Son réalisme sans romantisme et ni lyrisme célébrait la vie rurale et la valeur du travail des champs en suivant les canons de l’art académique alors enseigné au Conservatoire. Conservatoire d’où pourtant les femmes étaient interdites. Elle était loin de la modernité des Refusés, mais elle plaisait à ses contemporains et était célébrée comme la plus grande peintre animalière de son temps. Les génération suivantes de peintres lui trouvaient peu de grâce. Cézanne au fait que l’on trouvait le labourage nivernais très fort répondait : « oui, c’est horriblement ressemblant » ! Le nom donc de Rosa Bonheur, hors des spécialistes, fut en France plongé dans l’oubli, il est vrai que peu de ses œuvres sont dans des musées nationaux (un seul au musée d’Orsay ). Mais elle sort peu à peu de l’oubli, sa maison est choisie pour le loto du patrimoine 2019, l’émission télé des Racines et des Ailes a réalisé un reportage la concernant… Par contre, forte de son succès contemporain et de par sa mémoire entretenue par Anna Klumpke, puis par les historiennes d’art féministes américaines la considérant comme une égérie elle est toujours restée célèbre outre-Atlantique, et son succès y est toujours de mise. En effet, sur le site fineartamerica.com on peut trouver plus de 200 articles la concernant, et sur d’autres sites marchands américains des t-shirt à son effigie ! Précurseuse du féminisme, ne disait-elle pas : » Pourquoi ne serais-je pas fière d’être femme ? Mon père me disait qu’elle serait le Messie des temps futurs, je soutiendrai l’indépendance du sexe jusqu’au dernier jour » ; elle est aussi devenue, de par l’importance de Nathalie Micas et d’Anna Klumpke dans sa vie et de ses transgressions vestimentaires, une égérie des mouvement LGBT.
Poupée Rosa Bonheur
Pour aller plus loin :Rosa Bonheur, sa vie, son œuvre Roger-Milès, Léon
Rosa Bonheur par Eugène de Méricourt
Dossier Rosa Bonheur sur le site du conseil général de Seine et Marne
Anna Klumpke, Rosa Bonheur : sa vie son œuvre, 1908
Certificat de travestissement